Gypaën et Anduinn

Au matin du premier jour, les soldats rentrèrent en chantant.
Nous avons trouvé le loup, chantaient-ils.
Nous l'avons combattu,
Nous l'avons blessé.
Il s'est enfui, il ne reviendra pas ;
Ou s'il revient, nous le tuerons.
Ouvrez les cages, ouvrez les enclos ;
Que les enfants gambadent à nouveau au-dehors ;
Que les animaux paissent à nouveau dans les prés ;
Nous avons vaincu le loup,
Et la vie sera de nouveau comme avant.

Anduinn écoutait leurs chants,
Debout dans le soleil matinal.
Soldats, dit-elle, parlez-moi du loup.
Qui est-il ? Que veut-il ?
Le loup est un être nuisible, Princesse,
Un être égoïste et cruel.
Il profite des naïfs et des faibles, et des gens de bien,
Il prend ce qu'il désire et ne donne rien.
Il détruira la bergerie pour voler un mouton ;
Il détruira le poulailler pour voler une poule.
Le loup doit être tué, ou chassé,
Car jamais il n'apporte le bien, où qu'il aille :
Telle est la nature du loup.
Je ne sais, dit-elle,
Je doute, je doute, je ne suis sûre de rien.

Au midi du premier jour, il arriva en boîtant,
À bout de souffle et couvert de sang.
Il y a un loup dehors, et je me meurs.
Mensonge, dit-elle, et elle le prit par le bras,
Et l'emmena dans la chapelle.

Pour soigner un homme de ses blessures,
Il faut une initiée des arts sacrés,
Un lieu tranquille et silencieux,
Une grande bassine d'eau claire,
Des compresses de lin et de coton,
Du camphrier, de la menthe, de l'isobèle, de l'eucalyptus et du trinophore,
Ainsi que les sept encens repoussant les maladies.
La guérisseuse dispose l'encens autour de la bassine,
Et incante les sept prières purificatrices.
Pendant que l'encens brûle, elle prend les plantes une à une,
Et infuse l'eau de leur pouvoir.
Des compresses d'eau sacrée sont appliquées sur les plaies,
Et le blessé doit rester immobile pendant quelques heures.
La novice ne fera guère mieux qu'éponger le sang ;
La guérisseuse accomplie sauve un mourant de son destin.

Je suis Anduinn, dit-elle, et tu es entre mes mains.
Repose-toi, ferme les yeux,
Tes plaies ne seront plus qu'un souvenir.
On m'appelle Gypaën, dit-il, et je suis entre tes mains,
Et mes plaies ne sont déjà plus qu'un souvenir.
C'est une bénédiction d'être souffrant, Princesse,
Si être souffrant m'amène sur ton chemin.

Au soir du premier jour, elle monta sur le toit du palais,
Et s'y tint seule et silencieuse, humant la brise chargée de roses.
Au nord, les roses blanches de l'hiver, à l'arôme subtil et délicat,
À l'est, les roses mauves du printemps, au parfum joyeux et sucré,
Au sud, les roses rouges de l'été, aux effluves riches et enivrants,
À l'ouest, les roses jaunes de l'automne, à l'odeur douce et mélancolique.
Et la vie sera de nouveau comme avant.
Je doute, je doute, je ne suis sûre de rien,
Mais de ceci je suis sûre,
Plus jamais comme avant,
Non, plus jamais.


Au matin du second jour, les soldats rentrèrent en rageant.
Ce loup est un démon ! rageaient-ils.
Nous l'avions combattu,
Nous l'avions blessé,
Et il est à nouveau indemne,
Et il se moque de nous et de nos lances.
Fermez les cages, fermez les enclos,
Gardez les enfants à l'intérieur des logis.

Gypaën écoutait leur rage,
Debout dans la brume matinale,
Les blessures guéries.
Princesse, dit-il, parle-moi du loup.
Qui est-il ? Que veut-il ?
Le loup est un être mystérieux, dit Anduinn,
Un être imprévisible et inconstant.
Un jour il fera le bien, un autre jour il fera le mal.
Un jour il tuera, un autre jour il sauvera une vie.
Les villages doivent se protéger contre le loup,
Car il sème le chaos sur sa route,
Telle est la nature du loup.
Mais je ne sais,
Je doute, je doute, je ne suis sûre de rien.

Au midi du second jour, elle l'emmena voir les enclos,
Les bergeries et les poulaillers.
Vois comment les bêtes sont protégées,
À l'abri du loup.
Vois comme les serrures sont solides,
Et les barreaux épais.
Nos existences sont comme nos bêtes,
Sous clef,
Et chaque jour se déroule comme le précédent,
Partout, et en tout lieu,
Et pour tout le monde.
Mensonge, dit-il, et il la prit par la main,
Car en d'autres lieux les jours sont différents.
Écoute mon histoire,
L'histoire d'un chasseur d'ours.

Pour tuer un ours sans en abîmer la peau,
Il faut un homme, il faut un long couteau,
Et c'est tout.
L'homme doit être torse nu, ou porter une plaque de cuir bouilli,
Ou d'écailles, ou de bronze, d'aldéral, ou de maille d'acier ;
Il attend que l'ours se dresse sur deux pattes,
Et il court et se plaque contre le ventre de l'ours,
D'un avant-bras, il bloque sa gueule,
Bien au fond, où l'ours n'a pas de dents ;
De l'autre, d'un geste ferme appuyé par tout son corps,
Il le poignarde dans le coeur,
Et le seul défaut de la peau d'ours est ce trou dans la poitrine.
Le couard hésite, tergiverse, reste à l'écart de l'ours,
Et meurt par les griffes et par les crocs ;
Le guerrier accompli tue l'ours en quelques secondes,
Et seuls quelques sillons sanglants dans le dos
Sont témoins de sa lutte.

Je suis Gypaën, Princesse, et je suis à tes côtés,
Nous vaincrons le loup ensemble,
Nous ouvrirons les cages et les enclos,
Et les coeurs ;
Et de ceci je suis sûr,
Plus rien ne sera comme avant,
Non, plus jamais.

Au soir du second jour, il sortit dans la prairie,
Et s'y tint seul et silencieux, humant la brise chargée d'odeurs.
Au nord, la montagne, et ses senteurs de roche, de neige et de pins,
À l'est, la mer, et ses arômes d'iode, de sel et d'écume,
Au sud, la ville, et ses effluves de métal, de chaleur et de vie,
À l'ouest, la forêt, et ses parfums de chênes, de fougères et de mousse.
Nous ouvrirons les cages et les enclos,
Et les coeurs ;
Mais mon coeur est à présent enchaîné,
Et je souhaite m'arrêter ici,
Mais je doute, je doute, je ne suis sûr de rien ;
Princesse, tu as guéri mon corps,
Mais tu as blessé mon âme.


Au matin du dernier jour, les soldats rentrèrent en pleurant.
Les cages sont ouvertes, pleuraient-ils,
Et les enclos aussi.
Les poulaillers sont détruits et il manque une poule ;
Les bergeries sont détruites et il manque un mouton.
Les serrures étaient solides, et les barreaux épais,
Mais ce loup est pire qu'un démon,
Il a trouvé les clefs et ouvert les portes,
Il se moque de nous, de nos lances, et de nos vies.
Que les femmes protègent les enfants,
Que les hommes protègent les femmes ;
Nous nous battrons jusqu'à la mort,
Mais nous doutons, nous doutons, nous ne sommes sûrs de rien.

Anduinn écoutait leurs pleurs,
Debout dans la rosée matinale.
Gypaën, dit-elle, parle-moi du loup.
Qui est-il ? Que veut-il ?
Le loup est un être d'instinct, dit-il,
Un prédateur naturel et sauvage.
Il n'est pas bienfaisant, car la compassion lui est étrangère ;
Il n'est pas malfaisant, car la haine lui est étrangère aussi.
Il n'est guidé que par l'instant présent,
Les proies que le destin place sur sa route,
Et les ennemis qui le poussent à fuir ;
Telle est la nature du loup.
Je te crois, dit-elle, et sa voix s'emplit de tristesse,
À présent je sais,
Je ne doute plus.

Au midi du dernier jour, ils montèrent sur le toit du palais.
Il lui dit les noms de la montagne, de la mer et de la forêt ;
Elle lui fit reconnaître les senteurs des roses.
Je viens ici au crépuscule, quand l'horizon s'illumine d'or,
De pourpre et de vermeil, de flammes et d'écarlate ;
Mais j'y viens toujours seule.
Mensonge, dit-il, et il la prit par la taille,
Et il l'embrassa.

Pour satisfaire deux amants qui s'unissent,
Il faut une chambre propre et isolée,
Une cheminée en hiver et un tapis en peau de lion,
Ou de tigre, ou d'ours - avec un unique trou dans le coeur ;
Un matelas bien large et bien serré ;
Des draps de soie, de coton, d'arc-en-ciel, de fil de Diane ou d'arachnomère ;
De l'eau fraîche à profusion,
Et des volets laissant passer quelques rayons,
Du soleil ou de la lune.
L'homme doit être doux, patient et sauvage à la fois ;
Il doit mener le rituel étape après étape,
Ne rien oublier, ne rien laisser à l'abandon,
Et se contrôler,
Mais pas trop.
La femme doit être tendre, joueuse et brûlante à la fois ;
Elle doit signaler à l'homme quels points du rituel sont achevés,
Et quels points méritent qu'on s'y attarde.
Et surtout, surtout, et c'est là le plus important,
Elle doit laisser la lumière,
Du soleil ou de la lune,
Jouer dans ses cheveux,
Et dans ses yeux.

Gypaën, prends-moi.
Princesse, je suis entre tes mains.
Gypaën, tu es mon voyage,
Princesse, tu es ma destination,
Mon pays ruisselant de lait et de miel.
Nous ouvrirons les cages et les enclos,
Et les coeurs.

Au soir du dernier jour, il se recoiffa devant la glace,
Reboucla sa ceinture, relaça ses bottes.
Ne resteras-tu pas, amour ?
Le soleil se couche, Princesse ; je dois partir,
Car je troublerais ton sommeil.
Suis-moi, dit-elle, je t'indique une sortie,
Un passage secret où personne ne te verra.
Je te suis, Princesse,
Mais ce couloir est bien sombre,
Et où m'emmènes-tu ?
Est-ce donc une salle de garde ?
Au nord, des soldats armés de lances ?
À l'est, des soldats armés de glaives ?
Au sud, des soldats armés d'épées ?
À l'ouest, des soldats armés de piques ?
Soldats, dit-elle, ne sortez plus la nuit,
Ne recherchez plus le loup par les bois et les vaux,
Car le voici devant vous.
Voyez, le soleil disparaît à l'horizon,
Et l'homme se transforme,
Voyez les poils sur sa peau,
Voyez le museau qui s'allonge,
Voyez les crocs qui poussent.

Princesse, tu as guéri mon corps,
Mais tu as blessé mon âme,
Et les larmes coulaient sur ses joues de loup ;
Mes serrures étaient solides et mes barreaux épais,
Tu as trouvé les clefs et ouvert les portes,
Et les larmes coulaient sur ses joues de femme.

Tu m'as trahi, amante,
Je t'ai aimé, traître.